jeudi 12 juillet 2007

La Bastide, de Buffalo Bill au Lion de Veilhan


La Bastide,
l'autre rive retrouvée
Une île face à Bordeaux… C’était le visage de l’antique Bastide, autrefois incrustée entre la courbe du fleuve et un bras de Garonne et dominée par des coteaux qui en renforçaient l’isolement. Une voie romaine passait par les marais pour gagner Blaye et une petite activité portuaire animait alors ce village.

C’est au XVIIème siècle qu’un fortin, une bastide, fut édifié au bord du fleuve. Le nom de baptême était tout trouvé. Et La Bastide eut ses Bastidiens. Ces derniers donnèrent à leur territoire une vocation agricole, asséchant les marécages, travaillant la terre et y construisant de belles demeures.

Mais ce fut la construction du Pont de Pierre, créant une liaison directe vers Bordeaux en 1822 qui donna au quartier tout son essor. Jusqu’alors, rive droite et rive gauche se regardaient dans une courtoise indifférence. La traversée de la Garonne favorisa le développement économique d’une zone enclavée : industries, entrepôts, commerces, hôtels, bars firent leur apparition. L’avenue Thiers entama son tracé vers Cenon pour être achevée en 1826. Le quai de Brazza fut construit afin d’endiguer les débordements et favoriser les accostages.

C’est sur le quai de Queyries que fut décidé l’emplacement de la gare d’Orléans qui permit alors de relier Paris en huit heures. Gare de marchandises et de passagers, elle fut mise en service le 20 août 1852 et permit alors le décollage économique du quartier.

Elle acquit très vite un certain prestige car de nombreux personnages illustres la fréquentèrent. William Cody, autrement connu sous le nom de Buffalo Bill y débarqua lors de sa célèbre tournée en Europe retraçant sa vie de trappeur, ses exploits aux côtés du général Custer et la grande épopée de la conquête de l’Ouest. Les Bordelais s’y pressèrent en masse.

Le développement était en route. La gare vit s’agglutiner autour d’elle une nuée d’entreprises : métallurgie répondant aux besoins militaires et à la fabrication de matériels roulants, constructions navales (Chantiers de la Gironde), et automobiles (Motobloc), industries chimiques, alimentaires et du bâtiment, de voiries…

Une nouvelle géographie se dessina autour d’une épine dorsale, l’avenue Thiers, qui vit se développer une zone industrielle dense côté ouest, et voyait pavaner sur son flanc droit des quartiers plus résidentiels.

Côté liquide, les alcools (Amer Picon) et vins (les « vignobles des Queyries » qui disparurent au fil de l’urbanisation) affichaient bonne mine. Les rues se déployèrent, accompagnant la progression de l’habitat. Les appontements prolongeaient leurs bras accueillants. Le tramway reliant la gare aux zones périphériques de la rive droite enregistrait ses succès.

La population s’accrut de 30% en dix ans, passant de 3000 à 4000 habitants, nécessitant de nouveaux équipements et de nouveaux commerces. Les immigrés d’origine italienne, espagnole et portugaise furent happés par cette ruche d’embauche et de prospérité.

Et la main de Dieu toujours prête à jaillir se juxtaposa à la main des hommes : en 1884, l’église Sainte Marie de La Bastide accueillit ses premiers fidèles.

En 1861, la ville de Bordeaux annexa la Bastide dans le cadre d’une mise en cohérence des voies et de l’habitat, illustrant le rapprochement ferroviaire qui eut lieu un an plus tôt : la passerelle Eiffel reliait désormais les deux gares de part et d’autre des deux rives.

Dès lors, la gare d’Orléans se spécialisa dans le transport des marchandises. La gare Saint-Jean, qui jusqu’alors ne desservait que le sud-ouest et le midi récupéra l’intégralité du trafic voyageurs.

Pour La Bastide, ce fut un tournant majeur. La gare licencia du personnel, et la baisse d’activité entraînée par la diminution des fréquences ferroviaires endommagea gravement le tissu économique. Le déclin s’amorça au début du XXème siècle et fut fatal lors de la crise des années 30.

Des pans entiers de l’économie furent sinistrés (métallurgie, distilleries…). La gare d’Orléans s’inclina face à la compétitivité de son homologue de la rive gauche. Elle fut désaffectée en 1940 et afficha alors sa vaine silhouette fantomatique. Comme quoi un train peut en cacher un autre…

William Cody avait déjà rejoint le cimetière des bisons en 1917, passant à jamais vers l’infinie sagesse.

Retardée par la première guerre mondiale, la maison cantonale proposa ses services aux citoyens en 1924 : commissariat, bibliothèque, bureaux municipaux… Son style détonne à Bordeaux, tant le mélange des genres entre néo-gothique et art déco tranche avec les façades de pierre traditionnelles qui l’entourent. Cette incongruité ne l’empêcha pas d’être classée à l’inventaire des monuments historiques. A juste titre. Elle est aujourd’hui mairie annexe.

Après la seconde guerre mondiale, les entreprises qui survécurent fermèrent ou se délocalisèrent en périphérie. Le mouvement fut aggravé par la diminution du trafic du port de Bordeaux qui entraîna la chute des usines de transformation.
L’interdépendance entre les manufactures entraîna des fermetures en chaîne. Les commerces en ressentirent un effet induit. Les friches se multiplièrent, les entrepôts abandonnés ponctuèrent de leur froideur et de leur désolation les rives de la Garonne.

Sans doute est-ce pour conjurer ce déclin économique et social que les architectes eurent l’idée d’imprimer sur La Bastide les traits de la modernité en construisant la caserne des pompiers de la Benauge en 1954, quatre années avant l’émergence de la cité du même nom. La pureté des formes, le traitement harmonieux des volumes, les couleurs primaires qui plongent dans le fleuve en firent un élément architectural novateur.

Mais les symboles ne suffirent pas à enrayer la profondeur du mal. Dès lors les deux rives se regardèrent dans une incompréhension réciproque. L’une affichant l’arrogance de sa beauté et de son raffinement, l’autre exhibant la physionomie ombrageuse d’une gloire perdue et d’une époque révolue. La rive gauche d’un côté centralisant activités économiques et animations, la rive droite revendiquant l’esprit identitaire d’un quartier outre-Garonne. Comme si la fatalité de l’île d’antan avait rattrapé la fille moderne et prodigue qui s’émancipa trop et trop vite ?

Un effet balancier vint relancer les espérances. Le tramway, sa requalification urbaine et sa vocation à irriguer de populations les terres de desserte vinrent compenser cette injustice. Il eut son heure de gloire au XIXème siècle alors que la gare d’Orléans était florissante, puis disparut en 1959. Le voila de nouveau en 2004…

La nouvelle épine dorsale constituée par un tramway pénétrant jusqu’aux coteaux devait raffermir les chairs de ce quartier, développer de nouvelles cellules de vie afin d’être une vraie nouvelle chance. La rénovation de l’avenue Thiers s’accompagna de transferts de propriétés, de rénovations, de réaménagement des rives, de constructions nouvelles sur les terres désertes d’hier. Un nouveau développement urbain avec toutes ses saveurs prometteuses d’activités culturelles, pédagogiques, scientifiques, environnementales, commerciales… Un renouveau !

Cendrillon qui voyait avec mélancolie luire la belle qui mirait ses reflets insolents dans l’eau peut désormais vivre bien au-delà de minuit. Ayant retrouvé son escarpin, elle peut se vêtir de nouvelles couleurs qui supplantent désormais les spectres gris et blafards qui la tétanisèrent.

L’aménagement des berges crée de nouvelles promenades ombragées qui affichent dignement leur fleuve vert de plantations linéaires accompagnant fidèlement la Garonne dans une amitié retrouvée. L’eau et la sève se sont mêlées pour clamer la vie et prôner une identité forte face à l’eau et à la pierre. Deux heureuses démarches de construction, deux facettes du miroir autour d’une unité urbaine.

Alors, le sens du beau prend toute son ampleur. Entre les arbres de la Bastide on aperçoit la façade des quais, la splendeur de la place de la Bourse, les boucles de Garonne qui jouent avec l’alignement de la pierre. Longtemps privés de ce spectacle, les Bordelais peuvent à nouveau jouir de la plus belle perspective sur leur ville. Les barrières sont tombées, les carcans oubliés. La Bastide n’est plus une île.

Des restaurants sur pilotis viennent ajouter à la convivialité de l’endroit faisant rimer gastronomie avec plaisir de l’œil, dégustation avec reflets d’une inlassable beauté qui joue avec les jeux de lumière. Attablés et tenant religieusement un verre à la main, on suit les courbes, on admire les reliefs, on plonge le regard dans la Garonne, on godille avec les arches du pont de pierre qui jouent à saute-mouton. On est Bordelais. Ici comme en face.

Le train ne siffle plus trois fois, son usage s’est banalisé et Paris est désormais à trois heures de Bordeaux. Mais on peut rejoindre Buffalo Bill et tous les mystères de l’Ouest réunis dans le cinéma qui a investi la carcasse rénovée de la belle et vieille gare d’Orléans. On a l’embarras du choix pour trouver un bar ou un restaurant à la mode avec parking assuré. Après s’ouvre la perspective d’une promenade digestive, accompagné par la tête encapuchonnée de lumières de la bonne Sainte Marie. Au loin, de multiples scintillements, des nuances colorées. La lumière a repris ses droits de cité.

C’est la conquête de La Bastide. Les pionniers, prévoyants, ont acquis des commerces, ont développé de nouveaux pôles de services et ont investi dans un immobilier qui subit de fortes pressions à la hausse. Un nouveau tissu économique se crée, à l’image des imprimeries du Groupe Sud-Ouest qui y ont aménagé, des ateliers du tramway qui s’y sont implantés, des bureaux qui s’y déploient. Une kyrielle de logements sont en construction, les étudiants en gestion investissent les lieux, des équipements de proximité accompagnent ce nouvel élan, la construction d’une mosquée est envisagée. Un ponton accueille les navettes et les bateaux de tourisme fluvial. Demain, un second franchissement du fleuve irriguera plus encore ce quartier dont le cœur bat à nouveau.

Elément scientifique et exotique, le jardin botanique changea de rive pour atterrir à La Bastide. Il est l’écho d’une longue histoire, héritier du Jardin des Plantes créé à Bordeaux en 1629 afin de permettre l’étude des vertus thérapeutiques ou psychotropes des végétaux. Suscitant peu d’intérêt, il connut de nombreux points d’ancrage, voguant des jardins de la mairie sous la Révolution à l’enclos de la Chartreuse en 1806 où il restera dans un silence mortel pour s’installer au Jardin Public en 1858.

A La Bastide, les plantes peuvent s’épanouir dans une liberté retrouvée ceinte par des murs constitués avec les lames des chênes victimes de la tempête de décembre 1999. Là aussi, une deuxième vie.

Un pont plus loin, lorgnons de Bir Hakeim vers Stalingrad… La place Bir Hakeim et son hémicycle d’immeubles ouvre la ville vers la rive droite. Elle s’anime au pied de la porte de Bourgogne (1755) qui forme une arche triomphale pour rentrer dans Bordeaux. Elle tient son nom de la première victoire (juin 1942) de la France libre après la débâcle de 1940, à l’instar de la place Stalingrad, de l’autre côté du fleuve, qui symbolise la bataille remportée par les Russes sur les Allemands en hiver 1942. Toutes les deux résonnant à l’unisson allaient marquer un tournant capital dans l’histoire de la deuxième guerre mondiale.

Ces deux places se rejoignent aujourd’hui dans l’histoire mais aussi dans leur géographie pour afficher la fraîche victoire de la Bastide. Chevauchant le pont de pierre, le tramway relie les hommes dans une unité identitaire et réunifie la ville, comme un trait d’union apportant la vraie vie. Et la place Stalingrad peut s’animer, accueillant le premier pas sur la Bastide. On a marché sur la Bastide !

Au loin, on voit la grande et étroite prairie du tracé du tramway qui court vers Lormont. Et on voit le pont qui danse avec ses imposants luminaires magnifiquement ciselés dans le ciel. Et on voit la Garonne qui flirte avec ses rives. Et on voit… On voit un lion ? Bigre !

L’harmonie et l’élégance classique de la place Stalingrad sont en effet perturbées visuellement par un lion en résine bleue dont l’une des finalités serait de donner une nouvelle dimension à cette esplanade. De l’art moderne… Comprendre les tréfonds de la démarche ressort d’une vaine entreprise.

Les armoiries de la ville ? Mais c’est d’un léopard dont il s’agit. Richard Cœur de lion, logo automobile, signe zodiacal, roi lion des studios Disney… qui est-il vraiment, ce bougre d’animal qui n’a rien de royal ?

Juché sur de grandes pattes, il s’impose dans le paysage par ses dimensions (8 mètres de long et 3 mètres de large pour 6 mètres de hauteur) et par sa couleur bleue. Il observe sans aucune arrogance ni agressivité l’environnement, semblant accueillir avec bonhomie les visiteurs, leur servant d’abri en cas d’ondée. Oui, ce lion patelin semble veiller sur nos destinées depuis le 30 juin 2005.

C’est Xavier Veilhan, artiste ayant déjà sévi à Beaubourg en dotant le centre Georges Pompidou d’un rhinocéros rouge qui répondit à une commande publique visant à imprimer avec onze œuvres d’art, le tracé du tramway.
Pour aider à construire et à renouveler l’identité des lieux. Cette œuvre devait prendre en compte les rapports nouveaux de l’espace et du temps. A chacun d’apprécier. Ce lion sera-t-il un étranger ou sera-t-il domestiqué ?

Quand je pense que l’on songe à détruire la caserne des pompiers et la passerelle de Gustave Eiffel…

Ainsi, ce jeune quartier qui naquit avec le pont de pierre en 1822 appréhende le XXIème siècle riche de forces nouvelles, avec un lion totémique symbolisant la fierté retrouvée.
Comme si la Bastide venait de sceller un pacte d’éternelle jeunesse.

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