mardi 10 juillet 2007

Bacalan: toute l'âme d'un quartier




Bacalan

l'éternelle renaissance

Il est des mots qui sonnent et qui résonnent lorsque l’organe vocal leur donne le jour. Bacalan est de ceux-ci. De plus, si on le prononce avec l’accent local, il peut se confondre avec tous les registres d’une portée musicale.

Ce quartier nage littéralement le long de la Garonne, laissant derrière lui le quartier bourgeois des Chartrons pour couvrir un secteur populaire actuellement en pleine mutation. Il est composé par les pièces d’un puzzle fort composite qui lui confère néanmoins une unité liée à son histoire et à sa structuration géographique : port maritime ou de plaisance, bistrots ou restaurants à la mode, immeubles populaires ou habitat avec jardinet, marchés ou zones d’expositions, terrains de promenade ou base sous-marine, petites places ou impasses fleuries, pêche à la ligne ou soirées coquines… Non, assurément, les géniteurs de ce faubourg ne reconnaîtraient plus cette zone qui, au XVIIème siècle était imprégnée par les eaux du fleuve.
Une véritable création eut lieu, car l’activité marchande du port rendait nécessaire le développement d’une nouvelle emprise terrestre. On procéda à l’assèchement des marais et on vit surgir, dans les années 1630, de nouvelles habitations et entrepôts. L’ensemble constituait un habitat populaire au côté duquel quelques belles bâtisses s’épanchaient au bord du fleuve.
Versé dans la poésie et dans l’exotisme, il me plaît à penser que l’origine de « Bacalan » est issue du vocable portugais « bacalao » signifiant morue, ce qui répond à une traditionnelle activité économique consacrant alors l’endroit comme premier port morutier de France.
Quelle belle histoire que cette hypothèse. Sauf que… le trafic morutier remonte au XIXème siècle, et que Bacalan naquit au XVIIème siècle. Las ! La poésie est rompue par un auvergnat, Monsieur de Bacalan qui, s’installant sur ces terres conquises par l’homme, s’ancra sur le territoire et lui légua son nom. Les origines tiennent plus de la potée que de la morue…

Une fois l’an, lors du départ des bateaux, avait lieu une importante cérémonie dite du « pardon des terres neuva ». Toute la flotte de pêche se regroupait devant les quais réunissant, dans une ambiance mêlant liesse et émotion, les familles, les voisins, les curieux, les badauds… Tous venaient assister au rituel départ, prélude à la quête du précieux aliment. Alors, devant les milliers de mirettes émues, l’escouade était bénie par l’évêque qui s’était déplacé pour la circonstance. L’esprit divin prodigué par le saint homme allait protéger pêcheurs et bateaux…

Au retour de la pêche, tous les morutiers se dirigeaient vers les bassins à flots. Là, leurs ventres crachaient en abondance le produit de la pêche. La gestation avait été menée à son terme avec un franc succès.… Des morues par milliers étaient déchargées par les grues qui les posaient à même le quai, créant ça et là d’immenses tas de poissons baignant dans le sel. Ces amoncellements faisaient l’admiration de tous. Les hommes avaient bien travaillé, la mer avait été généreuse.

Alors, les cargaisons de poissons se mettaient en route pour s’acheminer vers Bègles qui concentrait sur son territoire de nombreuses sécheries favorisant le lavage en ruisseaux naturels et le séchage au soleil.

Le symbole rode encore ! Il existe, au bord des bassins à flots, l’un des meilleurs restaurants dans sa spécialité, « Saudade », ce qui signifie, sans qu’aucune ambiguïté auvergnate ne s’interpose, « Nostalgie ». La morue y est accommodée de diverses façons, accompagnée de crèmes renversantes, nappée de sauces tentatrices, arrosée d’un vino verde frais et pétillant. Hosanna ! Une véritable conversion pour moi qui rechignait à manger ma traditionnelle morue de pénitence du vendredi saint…

A partir de la seconde moitié du XVIIème siècle, ce nouveau faubourg se développe autour de la vocation maritime et commerciale de Bordeaux : pêche, construction navale, tonnelleries… Puis, à l’époque coloniale se créent usines et entreprises de transformation des matières premières débarquées d’outre mer : distilleries (qui feront la fortune des rhums Bardinet), huileries (usine Lesieur dont l’inscription verte domine fièrement les abords de la Garonne), brûleries de café, sucreries (Béghin-Say) et chocolateries. Sans oublier les entrepôts des tabacs et des vivres de la marine.

L’activité économique est florissante, accompagnant le développement du port, et faisant vivre des milliers de personnes. De nouvelles populations affluent, la trame des rues s’étend, le quartier s’émaille de petites entreprises traditionnelles (services liés au négoce et au commerce du vin, avitaillement des bateaux…), rendant nécessaire la jonction avec la ville par les quais au début du XIXème siècle. C’est le chemin du Roy. Le centre maritime de Bordeaux s’est désormais déplacé des Chartons vers Bacalan.

C’est à cette époque que l’on voit l’avènement et la croissance de la faïence fine qui reste une sorte d’estampille locale. Jules Vieillard veille aux destinées de la manufacture de céramique qui produit sans relâche, donnant naissance aux assiettes et aux plats « Vieillard » très recherchés aujourd’hui. Leur présence sur les vaisseliers des vieilles familles bordelaises est attestée par la maîtresse de maison qui, retournant glorieusement l’assiette devant vous, vous en montre la signature. La fille aînée aura la bague de fiançailles, la seconde la broche de tante Henriette. La troisième héritera du service Vieillard.

En 1867, un équipement supplémentaire vint conforter les liaisons et le transit des marchandises par voie terrestre avec la création d’un premier bassin à flots (le second verra le jour cinquante années plus tard). Il en permettait l’acheminement vers la gare du Médoc, toute proche. Deux écluses sont créées. Cette géographie nouvelle va donner plus encore une identité à ce secteur qui va générer une vie de quartier propre où les gens se connaissent tous, avec ses petits commerces, ses maisonnettes, ses bistrots. Le village, cosmopolite et populaire, va tranquillement laisser la vie se dérouler dans ses barrières, égoïstement destiné à ceux qui se connaissent.

Durant la seconde guerre mondiale, une construction monumentale fut ordonnée par les Allemands : sur 245 mètres de long, 165 mètres de large et 20 de hauteur, soit 41 000 m2, ce fut 600 000 m3 de béton coulé sur ordre pour bâtir une base sous-marine.

Ce chantier, qui débuta en septembre 1941 dura plus de deux ans. Il mobilisa environ 6000 prisonniers et travailleurs réquisitionnés, Français, Russes et Portugais. La moitié étaient des républicains espagnols fuyant le franquisme. Des témoignages laissent entendre que 80 d’entre eux y ont été ensevelis, suite à des chutes accidentelles. Car les ordres étaient formels : le chantier était urgent, il fallait continuer à couler.

En octobre 1942, la base sous-marine accueillit ses premiers sous-marins, des U-Boote, certains pouvant accomplir des missions de très longue distance. Jusqu’à 43 furent basés à Bordeaux. Ils effectuèrent de nombreuses missions : 197 sorties qui couleront 104 navires.

Mais avec cet ouvrage gigantesque, l’occupant exposait le quartier, devenu un enjeu stratégique. Le 17 mai 1943, 34 bombardiers « Liberator » américains de la 8ème Air Force déversèrent 198 bombes de 225 kg sur la base qui ne sera qu’à peine endommagée. L’opération dura deux minutes. Deux minutes de terreur qui précédèrent une succession de deuils et de désespérances pour une population qui paya un lourd tribu à ce feu du ciel.

La cible fut tout juste effleurée, aucun sous-marin allemand ne fut détruit. Par contre 300 morts accompagnèrent la destruction du campement italien voisin et surtout, des milliers de maisons furent démolies. Bacalan vit des logements entiers s’effondrer en ensevelissant leurs habitants. Ce drame de la guerre et de la folie des hommes démantela en deux minutes un quartier paisible et fit 700 morts civils et 1000 blessés. La moitié périrent.

La base sous-marine fut abandonnée fin Août 1944, laissant derrière elle deux U-Boote incapables d’appareiller. Ils furent sabordés.

Dès 1945 la reconstruction démarra. Raffineries, fonderies et ateliers maritimes réanimèrent un quartier qui se repeupla suite au baby boom et à une immigration croissante. Rentrant chez eux après le travail, les ouvriers étaient si nombreux en cheminant rue Achard que le bon sens commun avait surnommé celle-ci « le chemin bleu ».

Une époque de légende illustrée par la construction de la cité Claveau et surtout de l’historique cité Lumineuse en 1954, sur les bords de la Garonne. Le dernier étage offrait une vue unique sur Bordeaux, sur le trafic maritime, sur la rive droite que l’œil surplombait aisément. Répondant à l’urgence de l’après-guerre, on fit émerger du sol un gigantesque immeuble, mais on généra surtout une véritable histoire collective : 360 logements et 2000 locataires, des moments de bien-être dans un « chez-soi » modeste, des habitudes, des relations de palier, un attachement à des conditions de vie et à un point de vue imprenable vers l’extérieur. Une fois la porte refermée, l’intimité familiale isolait le travailleur de ses réalités quotidiennes.

Mais la barre de béton ne répondait plus aux nouvelles normes en terme d’habitat urbain. Sa démolition commença en 1994. Quelques larmes coulèrent sur les joues de ceux qui se l’étaient appropriée et qui voyaient mettre à bas des pans entiers d’une vie. Parlez aux Bacalanais de leur cité…une lumière nostalgique poindra dans le regard.

A la libération donc, l’activité économique et la vie reprirent leurs droits. Les nombreux bistrots assuraient les rencontres arrosées de fin de journée. Les arrière-salles favorisaient les discussions politiques et syndicales. Les personnes âgées, sagement assises sur des bancs, regardaient la vie défiler en commentant les déambulations humaines. Les familles se promenaient le long du fleuve. Les enfants jouaient dangereusement en faisant de la base sous-marine une immense salle de jeux. Le danger est là, on le brave ! De fait, on découvrit au fil du temps de nombreux obus intacts qui épargnèrent les petits chenapans.

Sur les quais, les filles, sympathiques et attentionnées, tentaient les passants. Le contact était vite assuré, les affinités instantanées permettaient toutes les audaces, l’enchevêtrement final était garanti. Pour pas cher… La baisse de la petite culotte courait plus vite que la hausse des prix. Le rôle social de ces voluptueuses créatures se déployait à tout va. Une véritable mission de service public, sévices compris. Elles soutenaient le travailleur après sa rude journée de labeur, happaient les économies escamotées au budget des épouses, déniaisaient avec entrain les enfants du quartier. Les petites chambres soutenaient les va-et-vient effrénés, les bars assumaient leur mission de rapprochement des êtres. La compréhension humaine était à son zénith !

Quelques restaurants faisaient florès. On venait à Bacalan pour faire bonne chaire et s’encanailler dans l’ambiance du patois local, on croisait les marins chaudement empourprés, on mirait les horizons entrevus grâce aux courtes jupes, on s’arrêtait sur les atouts mamellaires abusivement rebondis et rehaussés. Une ambiance, une époque.

Industrie prospère, démographie galopante, existence calme et insouciante, ce quartier populaire avait su recréer la vie après la tempête. Las ! Une tempête économique survint avec le transfert des activités portuaires vers le Verdon, modifiant en profondeur la physionomie du quartier. Le chômage gangrena la population, les usines et les entreprises fermèrent, les entrepôts se vidèrent, les bistrots tirèrent leurs rideaux, la vie de quartier s’adapta. Comme les belles de nuit…

Le quartier sombra en léthargie, vivant chichement des pensions des personnes âgées qui permettaient d’entretenir encore les quelques commerces locaux. Le bouillonnant faubourg portuaire et manufacturier devait se recycler, une volonté politique devait le soutenir.

Composé aux deux tiers de zones industrielles, ces potentialités foncières permirent alors à de petites entreprises d’investir les lieux et au tertiaire de s’y déployer, petit à petit. A la barre de la Lumineuse, on préféra des maisonnettes privatives avec parcelles, édifiées en concertation avec la population. Il faut cultiver son jardin…

Désormais, les pacifiques bassins à flots narguent aimablement la base sous-marine en développant un port de plaisance autour duquel les prix de l’immobilier commencent à frémir. L’immense bâtiment de béton, dédié à la culture, n’effraie plus personne. De sympathiques pêcheurs trempent leur ligne devant ses accès, signe d’un climat d’insouciance revenu. Des restaurants à la mode accueillent soirées privées et agapes de qualité. Des promenades rapprochent l’homme du fleuve. La requalification des quais et la rénovation des hangars attirent de nouveaux publics.
Une véritable reconquête urbaine pour un quartier qui, au fil de son histoire, ne s’est jamais départi de son sens de la solidarité et de son atmosphère de convivialité.
Des cartes atout lui sont à nouveau servies : proximité immédiate avec le futur franchissement de la Garonne (Lucien Faure), arrivée du tramway programmée pour 2007. Des accès assurés vers la rive droite et vers le centre ville.
Un quartier promis à une éternelle renaissance. Bon vent, « Bacalao ».

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