mercredi 4 juillet 2007

La Bourse: reflets de pierres

Place de la Bourse: de Tourny au miroir d'eau...


L'heureuse union de la pierre et de l'eau

Au début du XVIIIème siècle, Bordeaux était encore une ville jalousement lovée dans ses remparts médiévaux.

Depuis quatorze siècles en effet, la ville était ceinte de murailles successives qui la refermaient sur elle-même, la coupant de son fleuve. Elle tournait le dos à la Garonne, le fleuve qui lui avait donné la vie, refusant un accès direct à celle qui en avait fait une ville commerciale et maritime de tout premier plan.

C’est que le pouvoir local était rétif à tout changement. Les Jurats et le Parlement ne souhaitaient aucune évolution et manifestaient leur méfiance envers tout ce qui pouvait modifier leur cadre de vie.

De plus, la cité s’était opposée à plusieurs reprises au pouvoir royal et considérait avec suspicion les intendants, agents de l’autorité centrale. Sous Louis XIV, les Bordelais étaient même apparus séditieux, car ils s’opposèrent vivement à l’augmentation des taxes, ce qui entraîna des mesures militaires de rétorsion.

Depuis Henri IV, il était de tradition que chaque grande cité manifeste son allégeance au Roi en érigeant en son sein une statue du monarque autour de laquelle était structuré l’aménagement urbain.

Louis XIV s’y essaya à plusieurs reprises, en tentant notamment de construire une majestueuse façade sur ces quais auxquels accostaient des myriades de bateaux.. Sans aucun succès.

La mort de Louis XIV en 1715 devait lever les obstacles, libérer les esprits et permettre une réconciliation entre la ville et la monarchie.

Lorsque l’Intendant Claude Boucher arriva à Bordeaux en 1720, il constata la vétusté des immeubles qui n’avaient pas changé depuis la fin du XVème, et eut le souci de structurer une ville qui manquait de plan directeur. Sa volonté de transformer cette belle ville eut raison de la traditionnelle opposition qu’il trouva face à lui.

Alors, il lança un programme de travaux sans précédent qui allait modifier la physionomie de la ville, lui permettre un nouvel essor, l’affirmer comme cité ouverte sur le monde et lui imprimer le style à partir duquel toute évolution ultérieure se fera.

La création de la place Royale, constitua la première brèche ouverte sur le fleuve. Bordeaux découvrit qu’elle était un port. C’est le Versaillais Jacques Gabriel, premier architecte du Roi qui élabora le projet en 1729. Celui-ci prévoyait de créer une grande place rectangulaire ouverte sur la Garonne à partir de laquelle seraient érigées des façades monumentales et homogènes. La statue équestre du Roi Louis XV, chef-d’œuvre de Lemoyne, devait rayonner en son centre. La place lui servait d’écrin.

Il fallut un quart de siècle pour mener à bien le projet. Ange Gabriel prit le relais de son père et continua l’œuvre accomplie sous la direction du nouvel Intendant Tourny qui entra en fonction en 1743.

De chaque côté d’un pavillon central sont édifiés l’Hôtel de la Douane avec, face à lui, l’Hôtel de la Bourse, somptueux édifices aux angles coupés regardant fièrement vers le fleuve. Cet ensemble obéit à des règles d’une totale homogénéité répondant aux normes sociales qui prévalaient alors.

Sous des arcades de belle hauteur sont hébergés un monumental rez-de-chaussée et un entresol…soient les entrepôts ou magasins avec bureau ou atelier de travail. Puis vient le premier étage qui équilibre le niveau inférieur…soient les pièces de réception et appartements somptuaires. Un deuxième étage résonne en écho à l’entresol…soient les combles pour les domestiques. Une belle toiture en ardoises entrecoupée de lucarnes de pierre vient parachever l’œuvre. Le pavillon central et les angles de la place seront chacun parés en leur sommet d’un petit pavillon en forme de rotonde. La belle est parée pour les siècles à venir…

Vu de l’extérieur, tout n’est qu’élégance et harmonie. Gabriel, a donné son empreinte à un style qui devint celui de la ville et qui en fait aujourd’hui l’un des plus beaux ensembles architecturaux du XVIIIème siècle. Des mascarons accompagnent le promeneur de leurs sourires et de leurs grimaces, et les frontons des trois ensembles déclament des allégories à la gloire du commerce, des arts et du Roi.

Dès 1730, afin de limiter l’emprise vers le fleuve, les quais furent construits. Puis les ouvriers se relayèrent dans la construction, formant une chaîne interrompue pour édifier l’œuvre. Le tout sous l’autorité de deux Intendants successifs, le talent créatif et héréditaire de deux architectes et le sens de la beauté de nombreux artistes.
L’Hôtel des Douanes fut terminé en 1738, le palais de la Bourse en 1749. Le pavillon central, au fond de la place fut achevé en 1755. Derrière les façades, les démolitions d’anciens immeubles eurent lieu, permettant le réaménagement de l’espace et l’affirmation d’un schéma urbain structuré. Le Bordeaux moderne voyait le jour.
La place, dénommée place Royale, changea de nom en 1792 et devint place de la Liberté. La statue fut déboulonnée, envoyée à la fonte pour faire des canons et remplacée par un « arbre de la Liberté ». Au grès des aléas politiques elle fut baptisée place Impériale sous Napoléon Ier puis à nouveau place Royale sous la Restauration où elle se vit sobrement enrichie d’une fontaine en forme d’une colonne de marbre rose surmontée d’un globe.
Elle hérita même d’une statue de Napoléon III qui fut jetée à la Garonne, sans que quiconque ne se soucie de l’esprit républicain des poissons. Elle prit son nom actuel de"Place de la Bourse" en 1848. Et un consensus émergea autour des « Trois Grâces » qui connaîtront une érection bien méritée en 1869. Oui, la femme est l’avenir de l’homme…

Cette superbe création artistique ne fit pas l’unanimité, car lors de son installation, la bourgeoisie s’offusqua de la nudité des belles. Querelle vite tombée en désuétude.

Cette fontaine fut dessinée par Visconti, l’architecte du tombeau de Napoléon aux Invalides. Son fils Léonce fit don à la ville des plans tracés par l’artiste en juin 1854.
Quinze années plus tard, cette œuvre de dix mètres de haut décora superbement la place de la Bourse.

Elles y sont toujours nos « Trois Grâces », puisque la mythologie les veut immortelles. Leurs éclipses ne sont plus dues à la haine ou aux désirs vengeurs des politiciens, mais dépendent des nécessités du réaménagement urbain ou de leur restauration.

Elles sont belles puisqu’elles incarnent la grâce et la beauté féminines. Filles de Zeus, on les représente souvent en compagnie d’Aphrodite ou d’Apollon, deux symboles de beauté. Comme Bordeaux...

Leur mission est d’importance : donner du charme aux jeunes filles et répandre la joie parmi les hommes. Vaste programme...

Elles sont gracieuses, sculpturales et déversent une vie sans fin par l’eau ruisselante qui en jaillit généreusement.
Elles représenteraient, parait-il, l’Impératrice Eugénie, la reine Victoria et celle d’Espagne, Isabelle II vétues de la parure la plus naturelle d'une émoustillante nudité.

Même les monarchies n’ont rien à cacher…

Aujourd’hui, la place de la Bourse et les quais rénovés, régulièrement piquetés de points lumineux qui scintillent dans le soir, constituent une vaste aire de promenade où l’œil ne cesse de s’émerveiller.

Derrière cette prestigieuse façade se trouvent des quartiers riches en animations dont la renaissance s’opéra simultanément à l’édification de la place de la Bourse au XVIIIème siècle.

Ces quartiers, aujourd’hui très prisés sont sortis de leur torpeur pour épouser l’ère moderne : ravalements, ferronneries, rues piétonnes, éclairages,… Ils abritent des restaurants pour toutes les bourses, des salles d’expositions pour toutes les âmes, un marché pour tous les goûts…

La place Saint-Pierre et ses frondaisons permettent de déguster tranquillement en terrasse, au milieu des belles pierres et sous la bénédiction de l’église du même nom. C’est là que se trouvait l’entrée du port intérieur de la ville. Ainsi, la rivière la Devèze, élargie au Moyen-âge, servait là de lieu d’accostage aux bateaux qui trouvaient un havre idéal pour se protéger. Rendu trop exigu, le port fut comblé afin d’accueillir des navires dignes de sa réputation. L’église Saint-Pierre fut alors construite au début du XIVéme siècle et terminée au siècle suivant. Elle fut la paroisse des commerçants et des artisans.

La rue des Faussets, avec sa kyrielle de restaurants, serpente doucement et exhibe les ardoises de ses menus et des cuisines du monde.
Nous sommes là au cœur du quartier qui a été reconstruit lorsque les remparts furent détruits au début du XVIIIéme siècle pour permettre l’éclosion de la place de la Bourse.

Tout comme la place du Parlement dont le nom de baptême en 1754 fut place du Marché Royal. La Révolution la qualifia de place du marché de la Liberté. Son nom actuel est un hommage rendu au puissant Parlement de Bordeaux qui s’installa en novembre 1462 dans le palais de l’Ombrière, à proximité. Il sera supprimé en 1790. Il compta en son sein des personnalités aussi illustres que Michel de Montaigne, La Boëtie…

Cette place est un véritable décor. Les immeubles affichent une parfaite homogénéité et, richement décorées, leurs façades nous sourient avec leurs baies grandes ouvertes et leurs mascarons chantant le passé. La fontaine Second Empire qui repose sur de grandes dalles de calcaire doré s’épanche avec fierté au centre de cette unité architecturale parfaite sans se laisser troubler par les terrasses animées des restaurants qui la cernent

Alors, le soir, laissez porter vos pas dans la rue Saint-Rémi. C’est encore l’un des derniers endroits animés où il y a une vie nocturne conviviale brassant toutes les générations, tous les budgets, tous les goûts culinaires. Elle prend sa source place de la Bourse et offre des dizaines de restaurants qui racolent avec tact et dont les ardoises produisent d’intarissables gammes de menus. Fruits de mer ou magret, cuisine indienne ou chinoise, pizzas ou brasserie traditionnelle…tout est prévu pour les délices du palais. Sans oublier le couscous du restaurant « Le Marrakech ». L’aventure au coin de la rue…
Pour les âmes seules qui veulent poursuivre la sympathique équipée, les rues avoisinantes regorgent de gorges généreuses qui s’offrent aisément. Si Mériadeck concentre en son sein de nombreuses administrations, ce quartier est historiquement l’un de ceux qui rassemble les services avisés du plus vieux métier du monde. Une répartition géographique des missions en quelque sorte.

Si on se risque dans les petites artères adjacentes, moins encombrées, la compagne de quelques effusions jaillira de l’ombre, prête à officier pour le bien de l’humanité. C’est l’une des facettes de la vie nocturne bordelaise cristallisée autour de rues au nom pittoresque comme « rue du Pont de la Mousque ». Ou encore rue des « Piliers de tutelle ». Celle que certains ont surnommée la rue des milliers de pucelles…

Tradition et modernité

Ce Bordeaux du XVIIIème siècle jaillit aux yeux du promeneur comme une sorte de beauté sublime, expression de formes habilement maîtrisées, de symétries majestueuses attestant que le compas de l'architecte a su trouver là l'heureuse ponctuation de la perfection. L'art du trait trouve içi son parfait épanouissement.
Mais les bordelais conservaient une certaine langueur, une tristesse secrète reflétant une sorte d'amour inachevé: comme une occasion manquée, ils souffraient d'une rupture persistante avec leur fleuve. Les hommes et l'eau se regardaient par delà les grilles dans une espèce d'inaccessibilité, cruauté d'un sort subi qui rend les relations affectives caduques. Intense frustration que d'être à nouveau séparé du fleuve géniteur...

L'enjeu était de taille. A partir de 1995, la ville vécut au rythme des chantiers successifs aux fins d'embelir la belle. Le résultat est aujourd'hui indéniable: les grilles qui emprisonnaient le fleuve ont disparu, les verrues qui condamnaient la vue ont sauté et les quais renaissent par la vie des hommes et des animations qui s'y déroulent. Les flotilles anciennes qui firent de Bordeaux une ville de grande renommée commerciale ont cédé le pas devant des promenades, des pistes cyclables, des jeux, des restaurants. Et enfin un moyen de transport en site propre serpente telle une rivière bleue, en toue complicité avec la vieille Garonne. Le désign épuré, les vitres surplombant l'ossature bleutée du tramway affirment une élégante modernité devant les façades héritées de l'histoire. Pas d'insolence ni de provocation dans les styles qui s'épousent dans une complicité parfaite. Le mariage réussi de la tradition et de la modernité dans une alchimie constituant un ensemble harmonieux

Et, face à la Bourse, un miroir. Vous avez dit miroir?

Miroir, mon beau miroir...

"Dis moi que Bordeaux est la plus belle". Oui, répondent en choeur les reflets qui font scintiller la splendeur de la belle sous l'oeil bienveillant des marraines et des parrains qui lui ont conféré cette âme éternelle: Boucher, Tourny, Dupré-de-Saint-Maur, mais aussi Montaigne, Chaban. Et Alain Juppé apporta sa pierre à l'embellissement. La ville ne se donne pas à n'importe qui...

"Reflète ce qu'il y a dans ton coeur dit le proverbe chinois". Le symbole du miroir est de restituer la vérité, le fond de l'âme. Depuis septembre 2006, le miroir d'eau situé devant la place de la Bourse, permet à Bordeaux d'exalter sa joliesse. Que la vue imprenable de la façade des quais côté rive droite puisse aussi être accessible côté rive gauche. Telle était l'idée. Mais le concept fit de nombreux sceptiques.
Et pourtant... et pourtant, avec ses 3450 m2, la cité des Lumières a le plus grand miroir d'eau du monde.
La politique de la ville a ainsi permis de mettre en valeur des zones délaissées, de réaproprier des aires urbaines au bénéfice des habitants et de l'embellissement urbain. Le miroir fait désormais partie du patrimoine de la cité.

L'effet est saisissant. La façade des quais se mire dans l'eau, restituant le chef-d'oeuvre de Gabriel ou sort des brumes avec les brumisateurs qui se déclencent selon une subtile temporisation.
La fête du fleuve permit d'assister au spectacle fantasmagorique d'un navire sortant du brouillard. Le Capitaine Crochet, Rackham le Rouge ou le bateau ivre? Non, Bordeaux en toute liberté, ivre de bonheur de découvrir de nouvelles aires de vie.

"A l'ombre de la clairefontaine, elle se baignait toute nue..." chantait Brassens.
Dans une agréable impudeur, les 3 graces se couchent avec volupté dans l'onde, les pierres font des ricochets de lumières sur la nappe légère, la bourse se dédouble, les toits plongent dans la surface fluide pénétrant Bordeaux avec délicatesse. L'alchimie de l'eau et de la terre.

Le lieu est vite devenu un endroit emblématique où se mêlent dans un même ravissement habitants et touristes.
Les amoureux se bécotent sans vergogne au bord de ce lac de fraîcheur, les filles dansent en dessinent moult arabesques dans les airs, les gamins glissent et se roulent dans l'eau accompagnés d'une nuée d'éclats de rire, les pieds nus foulent respectueusement ce qui est une remarquable oeuvre d'art, les appareils photos déclanchent leurs tirs capturant des parcelles de beauté. La ville est immortelle..
Miroir?
Telle la lune reflétant le soleil, le miroir d'eau, entouré de 2 "jardins des lumières" affiche la beauté de la ville.
L'UNESCO a judicieusement classé la ville au patrimoine mondial de l'humanité le jeudi 28 juin 2007. Décision heureuse et trés attendue.
Alors, les bordelais, reconnus dans une légitime fierté se sont massivement mobilisés pour fêter l'événement autour d'une grande fête populaire associant les grands et les petits.
La ville des Lumières est dans la lumière. Elle brille de tous ses feux.
Comme un soleil.


Aucun commentaire: