Oreilles cassées

RUGBY, la rivière verte

Le fleuve bouillonnant se déverse dans la ville, irriguant les quartiers, faisant frémir ses multiples ondulations aqueuses sous les porches et les fenêtres de la capitale de l’Aquitaine. Comme un trop plein de Garonne qui viendrait inopportunément menacer Bordeaux en craquelant ses digues.

Un danger de crues intempestives ? Que nenni. La Garonne reste là, sagement contenue dans son lit, se prêtant avec bonne volonté à glousser par vaguelettes saccadées sous les effets coquins du mascaret qui en perturbe régulièrement le cours.

Non. Cette rivière, l’autre, vive et anarchique, est verte. Elle tempête comme une onde émeraude qui bout dans une urne trop pleine, laissant entendre les grondements variés qui sourdent d’elle, les mugissements sourds des entrailles de ses flots. Sur la surface, comme autant de portes bonheurs répandus à foison, apparaissent des nénuphars de trèfles qui jalonnent son parcours.

L’Irlande, ses supporters, l’emblème de son équipe de rugby sont dans Bordeaux, comme une nuée d’envahisseurs pacifiques venus consacrer au sacrifice sacramentel du dieu rugby.

Je savais qu’un « oranger sur le sol Irlandais, ça ne se verra jamais ». J’ai appris également que des trèfles sur le sol bordelais peuvent pousser sans retenue pour nous apporter des bouffées de bonheur, des myriades de sourires, des centaines de ventres bedonnants et tendus comme des pintes charnelles rassasiées de rasades de bière.

La France en fête sous les bons auspices d’un sport à la virilité affirmée. Le moral d’un peuple qui bat au rythme des victoires, des incertitudes des résultats et des perspectives espérées du sarkozysme en turgescence. Et, généreusement, ce souffle récréatif qui s’épand et se répand sur nos régions, dont la notre, l’Aquitaine.

Je ne connaissais rien au rugby. Les cours d’éducation physique dispensés dans mon école m’imposaient de découvrir toutes les disciplines. Et, parmi celles-ci, le rugby. Mon tempérament confirmé par la suite dans mes joutes corporelles pourtant variées me disposait peu à apprécier la virilité des contacts vécus dans les mêlées de mâles. Mon odorat, sensible aux effluves des fragrances de jouvencelles me prêtait peu à me repaître de l’odeur marquée par la sueur des aisselles et par les haleines affirmées des obsédés de l’essai.

Puis il y eut la dynamique locale impulsée par un sport sain, l’influence d’amis très chers qui ont le cœur ovale, et, the last but not the least, la demande de mon adolescente de fille à s’inscrire pour cette année scolaire dans la pratique du rugby.

Pas le twirling baton ou la danse. Le rugby, vous dis-je.

Ainsi, dans toutes les déclinaisons de la société, parmi toutes les classes d’âge, le rugby pénétrait, comme un agréable suppositoire victorieux pour dispenser ses règles, son énergie, sa convivialité. Son souffle sain et porteur.

Ouvert à tout et soucieux de comprendre les ressorts d’un tel engouement qui pousse les supporters à suivre le ballon rond à la trace dans toutes les villes étapes en y sacrifiant un important budget, j’ai observé et tenté de comprendre. Je n’ai pas été déçu.

Bordeaux, ville d’accueil de 4 matchs de la coupe du monde se devait d’être exemplaire dans la qualité d’accueil des équipes, des supporters et des autorités internationales. Toutes les collectivités ont travaillé dans le même sens.

La Région Aquitaine, qui a réservé une soirée afin d’honorer les joueurs du Canada et de l’Irlande, deux pays qui entretiennent des relations de proximité avec bordeaux.

Le gabarit des invités me conduisit à l’humilité la plus plate. Les costumes de gala exhibés dans une harmonie parfaite reflétaient le tempérament de gentlemen. La cordialité et la joie de vivre de nos amis enseignaient beaucoup sur la qualité d’un art sportif.

Mais les nombreuses oreilles cassées qui entouraient les visages sympathiques et marqués de ces baroudeurs me laissaient dubitatifs. Ces choux-fleurs venaient tardivement confirmer mes méfiances d’adolescent pour ces brutales confrontations en plein air.

Bordeaux, terre de rugby qui eut un maire, Jacques Chaban-Delmas, qui excella au poste de trois-quarts aile gauche. International français de rugby à XV contre l’équipe du British Empire Service, il fut licencié au CA Bèglais et eut toujours pour ce sport une tendresse particulière. Il prit à ses côtés en tant qu’élu municipal André Moga qui, avec ses frères, incarnait un sport qui s’est largement développé sur les rives de la Garonne. C'était un homme d'une grande carrure au regard franc et direct. Il respirait l'humanité par tous les pores de sa vaste peau. C'est dire s'il en était pourvu! Dans ses yeux, il n'y avait que de la bonté et de la bienveillance. L'école du rugby avait marqué à jamais un de ses enfants.

Rugby et politique ? Le résistant Chaban sut contrer les assauts et les audaces sur bien des terrains de sport. Il sut aller de l’avant et faire preuve de pugnacité pour accéder à de hautes responsabilités et porter les espérances de la modernité. Mais des contres insidieux eurent raison de celui qui exprimait un jeu collectif et franc. L’essai ne fut pas transformé. L’esprit du rugby s’effondra sur les calculs politiciens. Un match des plus inégaux : le fair-play contre la Corona, les valeurs humaines contre un orléanisme désuet…

Irlande-Namibie, puis Irlande-Géorgie ont entraîné l’implantation provisoire des irlandais sur un sol bordelais qu’ils firent vibrer

avec leurs éclats de rire, leur esprit bon enfant, les parfums de houblon qu’ils libérèrent par tonneaux entiers et les haleines gazeuses qu’ils dégagèrent sans vergogne.

Lors de la retransmission des matchs sur écran géant sur les quais qui bordent la Garonne, ils s’épanchèrent librement sous un soleil généreux. Comme lors de la splendeur commerciale de Bordeaux qui vit l’outre Manche présente dans la ville au gré des allers et venues des flottilles qui emportaient notre vin, « Le Claret »… Les Irlandais ont débarqué pacifiquement en 2007…

Au « Claret » succédaient désormais les hectolitres de bière ingurgités sans fin par des panses gourmandes. Les blondes buvaient de la blonde. Les blonds bisaient et bissaient les blondes. Visages ronds et souriants, elles laissaient leurs jolis cheveux flotter au vent comme des pavillons victorieux campés sur des embarcations bien charpentées. La couleur blé de leurs belles touffes se mariait à l’envie avec le doré retrouvé de nos façades. Belle incrustation.

Tout ce joli monde conversait largement autour d’un écran alibi, tenant fermement une chopine à l’éphémère destinée. Prudents, certains avaient les 2 mains prises, soit en serrant goulument le corps affermi d’une compatriote, soit en tenant avidement une bouteille, elle aussi prête à l’emploi.

Les déversements gazeux allaient bon train, les rires fusaient des conversations, les guirlandes de bières se succédaient, les sourires charmants des jeunes filles incitaient à venir quérir le trèfle porte bonheur. L’ambiance dégagée était celle de l’insouciance et de la gaieté, de l’amitié et de la joie partagée.

Le tout sous le nez impavide d’un paquebot qui amenait de lointains horizons des croisiéristes de goût attirés par la beauté d’une ville, fleuron de notre patrimoine mondial, et sans troubler l’allure martiale d’un garde à cheval que les relents prononcés du houblon ne dévièrent aucunement de sa mission.

Le soir, malgré ingurgitations répétées et sans mesure, des cohortes humaines se formèrent et marchèrent presque droit vers le stade qui canalisa et aspira ces aimables hordes vertes. Peinturlurés des couleurs nationales, flanqués d’une barbichette rousse, emmitouflés dans le drapeau vert-blanc-orange, coiffés lourdement d’un vert galurin… ce furent près de 15 000 irlandais qui se mêlèrent avec un public souriant dans un stade Chaban-Delmas archicomble.

Hymnes nationaux, coup de sifflet de l’arbitre, et les joueurs, rivalisant de tours de taille et d’encolures, cherchèrent à empoigner le ballon. Passe en arrière, progression, contre, enthousiasme des gradins, olas de circonstance… toutes les figures nécessitées par ce sport s’enchainèrent avec rapidité et tempérament.

Une mêlée ? Plus de 800 kilos de chair qui pressent avec force pour récupérer le Graal ovale, l’objet sacré du match qu’il convient de plaquer pour marquer l’essai. Que se passe-t-il durant la mêlée, sous ce conglomérat puissant et dense de joueurs enchaînés ? Sous ces virilités et ces carcasses qui se toisent, s’observent, se défient ? C’est l’un des secrets intimes que gardent les joueurs.

Sur le terrain, d’étonnantes bousculades, des mandales savamment ajustées, des pénétrations vives pour gagner du terrain, pour passer outre des défenseurs qui ne feront aucun cadeau à l’intrépide qui va se retrouver parterre et entrainer une cacophonie de corps emmêlés d’où l’on voit émerger bras et jambes. Puis, le plus « chétif » des joueurs se faufile, ruse et repart avec le ballon, cristallisant ailleurs tout l’intérêt du jeu. Derrière lui, parfois, un corps se débat à terre dans l’attente d’une l’onction des secouristes qui lui permettra de galoper de plus belle.

Sport en apparence brutal dans lequel les joueurs échangent moult coups. Mais jamais de coups bas. Car ce sport a des règles et véhicule un esprit qui m’est apparu avec force tout au long de mes observations.

On définit avec justesse le rugby comme « un sport de voyous joué par des gentlemen ». C’est là tout son contraste et son intérêt.

Ce sport réussit la prouesse de concilier des contraires dans une harmonie que l’on sent aussi bien durant le jeu que dans la vie sociale.

Salis, claudicants et affichant des visages éprouvés à la fin d’un match, ils seront sapés comme des milords lors de réceptions officielles. Criant, gesticulant, poussant le sport à l’extrême durant les phases de jeux, ils seront rieurs et complices avec leurs adversaires lors des après-matchs. Sans concession pour glaner le ballon, ils serreront les mains des équipes vaincues.

Puis, fiers de la victoire méritée, ils feront une haie d’honneur à leurs malheureux challengers. Brutes lancées sur leurs terrains, ils seront dans la vie sociale des êtres d’éthique et d’émotion.

Si le sport et sa loi nécessitent mouvements, rapidité et résultats avérés, les règles déterminent des comportements qui seront scrupuleusement respectées.

L’esprit du rugby, dit-on… Et c’est vrai. Né des établissements huppés de l’Angleterre, où émanation directe de nos terroirs dans la ruralité la plus reculée, il s’affirme comme une école de la franchise, de la discipline, du respect et du fairplay.

S’il y a victoire, elle est toujours collective, pas individuelle. Car elle repose sur un jeu construit à plusieurs, laissant peu de place à l'égo et au narcissisme. Les seuls excés de personnalisation peuvent parfois être concentrés sur l'entraineur. Ce dernier, alors starifié, multiplie interviews et plateaux télé, glorifie le jambon et l'andouillette sans retenue, prodigue moult conseils pour éviter une calvitie précoce.

Si les stades s’animent, les débordements sont inexistants. Comme si les règles et l’esprit du jeu étaient spontanément adoptés par les spectateurs.

Esprit es-tu là ? Si oui, reste avec nous.