dimanche 21 novembre 2010

Quelle nuit !

Je n'ai jamais osé raconter mes nuits. Soit parce qu'elles se fondaient doucereusement dans les brumes du repos réparateur. Soit parce qu'elles s'enfonçaient indéfiniment dans de savantes lectures. Soit parce que je taquinais la muse et me plaisais à satisfaire à mes envies d'écriture. Soit parce que leurs épisodes d'héroïsme conquérant et imaginatif peinaient à trouver les mots les plus adaptés...

J'ai connu la nuit dernière la plus longue et la plus courte de mes séquences nocturnes.

Un appel téléphonique à minuit... "On n'est pas couchés", l'émission de Laurent Ruquier, écourtée pour faire face à l'immédiateté : conduire ma fille Vanille aux Urgences de l'hôpital suite à un épisode malheureux chez des amis. Le pouce et l'ongle cassés,vilainement coincés dans une porte, et une soirée d'anniversaire qui s'achève dans l'émotion.

L'inquiétude du papa que je suis me conduit à développer une grande célérité pour retrouver ma fille chérie qui m'attend. Vanille, ma priorité quotidienne (comme l'est chacun de mes 7 enfants), mon inquiétude de cette nuit...

Son beau visage marqué par la douleur et l'espoir se penche vers moi, ses yeux embués me regardent, plus beaux et lumineux que jamais. Je n'ai pas le temps de me venger de la porte qui, dans sa vilénie et sa bêtise lui a infligé cette épreuve. Il n'y a rien de plus idiot et plat qu'une porte. Surtout quand elle ne s'ouvre pas...

Partis pour un épisode de soins que j'évaluais avec optimisme à une heure, nous avons pénétré dans un univers reflétant la diversité de la vie humaine d'un Samedi soir, c'est à dire de ses excès, de ses imprudences, de ses turpitudes, de ses facettes festives contrastées.

Des pansements de fortune dans l'attente de l'intervention espérée, des linges humectés de sang, des gouttes sur le sol, des visages inquiets, fatalistes, éplorés, des propos sur la stupide fatalité de comportements du quotidien qui déraillent, des regards évaporés, des yeux vitreux témoignant de soirées de jouissances douteuses, les restes de rencontres tristement arrosées, les boursouflures de rixes que l'on croit viriles ...

Bref le miroir de la vie des hommes, de ses excès, de ses petitesses, de son inégalité face aux coups du sort qui frappent toujours sans vergogne.

Une jeune fille qui a voulu croiser le fer avec une vitre qui, lâchement, lui a coupé la main, des bobos aux doigts, des parents inquiets attendant le verdict d'une intervention chirurgicale, des pieds couverts par des pansements de fortune, un visage ensanglanté et gonflé par les coups dont les yeux se noyaient dans les miasmes de l'alcool, un front rainuré par une estafilade qui suintait abondamment, et un brave garçon qui hurlait son désespoir et nous donnait bruyamment l'expression de ses perturbations neuronales.

Assis sur un fauteuil roulant, il déambulait dans l'espace de façon désordonnée, mu avec vigueur par un pied qui avait malheureusement enlevé sa chaussette qui n'avait pas été nettoyée depuis la condamnation de Bernard Mahdoff (aux dires de mon odorat). Il interpellait chacun de nous, évoquait un coup de couteau avec ses empreintes dessus ("normal, c'est le mien", "j'ai tué ma copine... nous étions ensemble depuis 6 mois"), implorait les mânes de l'aumônier de son école, proposait de donner ses habits à l'abbé Pierre, exigeait une piqûre, et se disait prêt à affronter la grande faucheuse illico, sans plus attendre : "pas besoin de cercueil, je veux être jeté à même la terre",et encore " ils vont me tuer ici mais ce sera une bonne chose", "je préférerais mourir".

Puis, frappé par un éclair de lucidité, il constata qu'il faisait encore vaguement partie du monde des vivants : "je suis là, c'est grâce à mes prières"... Et il se mit à prier avec frénésie.

Afin de tenter de le calmer, un vigile intervint :

- Calmez-vous Monsieur

- Laissez-moi, hurla-t-il, vous n'avez pas le droit... vous allez me tuer. Et l'autre, là-bas, c'est une salope dit-il en regardant la secrétaire débordée d'activité.

- Qui parle de mort? répondit le sympathique gardien qui se sentit soudainement investi d'une mission humanitaire dont il se voulait digne.

- Non, non... je sais, la mort est là...

- Si vous voulez la trouver, sortez et sautez dans la Garonne, répondit le vigile désarmant, montrant là toutes les limites de son professionnalisme psychologique.

L'homme de la sécurité parti, notre trublion vint gentiment vers moi, m'offrant son téléphone portable, proposition qui m'émut, mais qui me laissa de marbre.

La porte s'ouvrit alors... un homme s'avança dans le couloir, également assis dans un fauteuil roulant. Devant l'aubaine de voir un éventuel comparse, le gai-luron s'agita plus encore, l'apostropha avec véhémence, fit tourner son siège comme une toupie, et risqua de peu l'accident avec le nouveau venu qui, dans une phrase riche d'humanité délimita rapidement le champ espéré de leurs relations :

- Ta gueule connard.

Cette phrase définitive ne contribua pas à satisfaire mon nouvel ami qui donna des coups de pieds afin d'entamer une course poursuite de fauteuils roulants qui les conduisit sur le parking... J'entendis alors des propos comme l'homme sait en imaginer lorsqu'il veut affirmer le peu de cas qu'il fait de ses semblables. Cette séquence trépidante me fit penser à la course de déambulateurs dans OSS 117 "Rio ne répond plus" ...

Durant cette interminable attente, je serrais ma fille dans mes bras. Elle fut admirable dans l'épreuve. Et fidèle à ce qu'elle est : sereine avec une dose d'humour, douce et belle. Ma fille, quoi...

On lui fit une belle poupée, on lui délivra une kyrielle d'ordonnances, et nous repartîmes à 5h30, non sans avoir procédé aux formalités administratives avec le cerbère qui nous avait accueilli.

Bordeaux dormait encore, la pluie nappait la ville de son voile brumeux.

... et le voile tant attendu de nos draps nous absorba dans sa douceur, ma fille et moi. Enfin ...

J'ai connu des nuits plus porteuses...

... et j'en espère bien d'autres.

Inch'Allah ...

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