Le riz au lait de Titine
-L’amour est un feu qui dévore, mais l’envie de chier est bien plus forte encore, me dit la vieille dame.
J’ai toujours été admiratif devant la clairvoyance des hommes et des femmes qui peuplent le terroir de notre ancestrale terre de France. Les affirmations rurales concernant le rythme des saisons et les variations climatiques, les axiomes agricoles sur les périodes propices à l’ensemencement et aux récoltes constituent un ensemble de préceptes de bon sens dont chacun pourra percevoir la pertinence dans son quotidien.
Oui, nos aînés nous ont légué en héritage un corpus de règles qui tirent leurs lettres de noblesse de la juste observation de l’environnement et de l’expérience attentive des anciens.
Un dicton populaire est toujours empreint d’une grande sagesse. N’est-ce pas le cas de celui qui inaugure ce chapitre ? Qui pourra contester la vérité d’une telle assertion, dont la force et l’évidence lui confèrent une dimension universelle ? Tous les amoureux du monde ont été envoûtés par la subtilité de sentiments beaux, nobles et purs, planant et rêvant avec l’être aimé, pour retomber au principe de réalité le plus cru, frappés par la fulgurance de besoins physiologiques. Nous ne sommes que des êtres humains, après tout.
Celle qui m’ouvrait ainsi les portes d’une analyse sociale pleine de finesse et de méthodologie s’appelait Célestine Loriot. Cela ne s’invente pas. Par commodité de langage et surtout par affection, tout le monde l’appelait Titine.
Elle fut employée dans notre propriété de Charente Maritime. Le Chatelier ! Lieu de témoignage et de mémoire de tant d’épopées familiales, endroit privilégié de la constitution d’une véritable « saga » familiale. J’aime cette bâtisse et ses environs, car c’est là que j’ai passé les vacances et les nombreux week-ends de mon enfance. C’est là que j’ai complété ma culture citadine, au contact des sympathiques réalités campagnardes. J’y fus heureux et triste à la fois, frère aussi bien qu’étranger, gai sous son soleil brillant, mais taciturne sous les orages et sous la foudre. Ce qui illustre un principe que chacun connaît : tout est dans tout et inversement.
Le Chatelier. Chaque fois, je redécouvre cette batisse avec joie, comme l’inépuisable spectacle d’une jolie fille qui entreprend devant nous un spectacle touchant et prometteur de connaissance rapprochée.
Fièrement campée dans la campagne environnante, dominée par son superbe paratonnerre qui affiche son giron protecteur sur plusieurs centaines de mètres, cette maison, datant de la fin du XIXe, exprime un parfait équilibre.
Le grand portail de fer ouvragé laisse voir un vaste jardin aux allées et aux massifs d’une impeccable symétrie, desquels émergent noisetiers, lilas, sumacs ainsi qu’une nuée de rosiers plantés avec passion et entretenus avec patience par mon père. Ils lui survivent dans un florilège pastoral de couleurs et de senteurs : madame Meillan est omniprèsente avec ses tons de jaune, orange, rouge, et toutes ses subtilités et nuances.
Bien évidemment, il y a un plant de « Charles de Gaulle », fleur violacée au parfum fort et inimitable. Comme le Général !
A droite, une pelouse dominée durant des décennies par un puissant marronnier dont l’imposant diamètre nous offrait une ombre aux parfums délassants. Cet arbre ancestral fut toujours un ami providentiel dont nous cherchions la compagnie pour prendre apéritifs, cafés et orangeades, ou encore pour un isolement reposant.
Sa solennité, son silence immuable ont souvent été perturbés par nombre d’agapes familiales, fiançailles ou mariages. Compréhensif, il accepta tous les excès.
J’en faisais, bien entendu mon complice de jeux, me balançant sur ses vertes ramifications, lançant une corde à travers la multitude des ses ramures pour un assaut conquérant, ou encore, voulant le narguer, j’entreprenais une dangereuse escalade jusqu’à son inaccessible faîte. Quelle impudence que de vouloir dépasser ce roi de la nature ! Il ne m’en a jamais voulu.
Un jour, fatigué, il laissa céder une gigantesque branche qui endommagea le puits à la sculpturale couverture en zinc. Nous recherchions la profondeur rafraîchissante de ce dernier afin de conserver au frais les aliments que nous disposions dans un panier descendu lentement en son fond à l’aide d’une corde. C’était un temps où le réfrigérateur n’était pas encore démocratisé.
Cet arbre majestueux était usé, las, rongé par la maladie. Nous tentâmes alors une opération désespérée pour juguler le mal, en le taillant. Celle-ci échoua. Alors, il nous quitta, laissant derrière lui vide et nostalgie. Même la force centenaire d’un marronnier est éphémère.
Sur la pelouse de gauche, mes parents plantèrent, en 1956, mon jumeau, un superbe sapin bleu. Il était un peu moi, j’étais un peu lui. Plongeant ses racines loin dans la terre, il était, comme la démarche spirituelle d’un homme, le symbole d’une recherche intérieure. Et poussant haut vers le ciel, il représentait la quête vers la lumière, notre tentative visant à dépasser la matière et les apparences, notre immédiateté mesurable.
A lui seul, il représente le trait d’union entre la terre et le ciel. Il m’a accompagné comme un grand frère dans ma croissance, m’enseignant, en silence, ce que signifie « grandir ».
La tempête de décembre 1999 eut raison de lui. La tourmente l’emporta sur la sagesse. Mais, nourri de sa sève, je continue à marcher.
-L’amour est un feu qui dévore, mais l’envie de chier est bien plus forte encore, me dit la vieille dame.
J’ai toujours été admiratif devant la clairvoyance des hommes et des femmes qui peuplent le terroir de notre ancestrale terre de France. Les affirmations rurales concernant le rythme des saisons et les variations climatiques, les axiomes agricoles sur les périodes propices à l’ensemencement et aux récoltes constituent un ensemble de préceptes de bon sens dont chacun pourra percevoir la pertinence dans son quotidien.
Oui, nos aînés nous ont légué en héritage un corpus de règles qui tirent leurs lettres de noblesse de la juste observation de l’environnement et de l’expérience attentive des anciens.
Un dicton populaire est toujours empreint d’une grande sagesse. N’est-ce pas le cas de celui qui inaugure ce chapitre ? Qui pourra contester la vérité d’une telle assertion, dont la force et l’évidence lui confèrent une dimension universelle ? Tous les amoureux du monde ont été envoûtés par la subtilité de sentiments beaux, nobles et purs, planant et rêvant avec l’être aimé, pour retomber au principe de réalité le plus cru, frappés par la fulgurance de besoins physiologiques. Nous ne sommes que des êtres humains, après tout.
Celle qui m’ouvrait ainsi les portes d’une analyse sociale pleine de finesse et de méthodologie s’appelait Célestine Loriot. Cela ne s’invente pas. Par commodité de langage et surtout par affection, tout le monde l’appelait Titine.
Elle fut employée dans notre propriété de Charente Maritime. Le Chatelier ! Lieu de témoignage et de mémoire de tant d’épopées familiales, endroit privilégié de la constitution d’une véritable « saga » familiale. J’aime cette bâtisse et ses environs, car c’est là que j’ai passé les vacances et les nombreux week-ends de mon enfance. C’est là que j’ai complété ma culture citadine, au contact des sympathiques réalités campagnardes. J’y fus heureux et triste à la fois, frère aussi bien qu’étranger, gai sous son soleil brillant, mais taciturne sous les orages et sous la foudre. Ce qui illustre un principe que chacun connaît : tout est dans tout et inversement.
Le Chatelier. Chaque fois, je redécouvre cette batisse avec joie, comme l’inépuisable spectacle d’une jolie fille qui entreprend devant nous un spectacle touchant et prometteur de connaissance rapprochée.
Fièrement campée dans la campagne environnante, dominée par son superbe paratonnerre qui affiche son giron protecteur sur plusieurs centaines de mètres, cette maison, datant de la fin du XIXe, exprime un parfait équilibre.
Le grand portail de fer ouvragé laisse voir un vaste jardin aux allées et aux massifs d’une impeccable symétrie, desquels émergent noisetiers, lilas, sumacs ainsi qu’une nuée de rosiers plantés avec passion et entretenus avec patience par mon père. Ils lui survivent dans un florilège pastoral de couleurs et de senteurs : madame Meillan est omniprèsente avec ses tons de jaune, orange, rouge, et toutes ses subtilités et nuances.
Bien évidemment, il y a un plant de « Charles de Gaulle », fleur violacée au parfum fort et inimitable. Comme le Général !
A droite, une pelouse dominée durant des décennies par un puissant marronnier dont l’imposant diamètre nous offrait une ombre aux parfums délassants. Cet arbre ancestral fut toujours un ami providentiel dont nous cherchions la compagnie pour prendre apéritifs, cafés et orangeades, ou encore pour un isolement reposant.
Sa solennité, son silence immuable ont souvent été perturbés par nombre d’agapes familiales, fiançailles ou mariages. Compréhensif, il accepta tous les excès.
J’en faisais, bien entendu mon complice de jeux, me balançant sur ses vertes ramifications, lançant une corde à travers la multitude des ses ramures pour un assaut conquérant, ou encore, voulant le narguer, j’entreprenais une dangereuse escalade jusqu’à son inaccessible faîte. Quelle impudence que de vouloir dépasser ce roi de la nature ! Il ne m’en a jamais voulu.
Un jour, fatigué, il laissa céder une gigantesque branche qui endommagea le puits à la sculpturale couverture en zinc. Nous recherchions la profondeur rafraîchissante de ce dernier afin de conserver au frais les aliments que nous disposions dans un panier descendu lentement en son fond à l’aide d’une corde. C’était un temps où le réfrigérateur n’était pas encore démocratisé.
Cet arbre majestueux était usé, las, rongé par la maladie. Nous tentâmes alors une opération désespérée pour juguler le mal, en le taillant. Celle-ci échoua. Alors, il nous quitta, laissant derrière lui vide et nostalgie. Même la force centenaire d’un marronnier est éphémère.
Sur la pelouse de gauche, mes parents plantèrent, en 1956, mon jumeau, un superbe sapin bleu. Il était un peu moi, j’étais un peu lui. Plongeant ses racines loin dans la terre, il était, comme la démarche spirituelle d’un homme, le symbole d’une recherche intérieure. Et poussant haut vers le ciel, il représentait la quête vers la lumière, notre tentative visant à dépasser la matière et les apparences, notre immédiateté mesurable.
A lui seul, il représente le trait d’union entre la terre et le ciel. Il m’a accompagné comme un grand frère dans ma croissance, m’enseignant, en silence, ce que signifie « grandir ».
La tempête de décembre 1999 eut raison de lui. La tourmente l’emporta sur la sagesse. Mais, nourri de sa sève, je continue à marcher.
Sous la bruyère, infiniment,
Voici le vent
Qui se déchire et se démembre,
En souffles lourds, battant les bourgs ;
Voici le vent,
Le vent sauvage de Novembre
…
Sous la bruyère, infiniment,
Voici le vent hurlant
Voici le vent cornant Novembre
« Le Vent »-Emile Verhaeren
Voici le vent
Qui se déchire et se démembre,
En souffles lourds, battant les bourgs ;
Voici le vent,
Le vent sauvage de Novembre
…
Sous la bruyère, infiniment,
Voici le vent hurlant
Voici le vent cornant Novembre
« Le Vent »-Emile Verhaeren
Le corps principal du bâtiment se caractérise par la pureté de sa ligne, la blancheur de sa pierre, la dignité générale dégagée avec lustre. L’escalier extérieur principal conduit à deux portes vitrées qui s’ouvrent sur une belle salle aux parquets de bois dans laquelle est campé un vieux billard. Elles ont leurs pendants au fond de la pièce, avec des ouvertures sur d’autres jardins.
Des dépendances ceinturent la bâtisse, constituées de maisonnettes, de chais à vin, d’une écurie, d’un clapier, d’un poulailler, d’un pigeonnier et autres hangars et lieux de rangements.
L’harmonie du Chatelier et son intégration parfaite dans l’environnement sautent aux yeux, lorsqu’on lui fait face et que l’on guette une connivence qui ne tarde pas à venir. La beauté des proportions, la grâce des volumes, les équivalences des bâtiments qui se font face avec indolence, sans se narguer, attestent que ses concepteurs voulurent témoigner du sens de la perfection, d’un esprit de sérénité.
Des dépendances ceinturent la bâtisse, constituées de maisonnettes, de chais à vin, d’une écurie, d’un clapier, d’un poulailler, d’un pigeonnier et autres hangars et lieux de rangements.
L’harmonie du Chatelier et son intégration parfaite dans l’environnement sautent aux yeux, lorsqu’on lui fait face et que l’on guette une connivence qui ne tarde pas à venir. La beauté des proportions, la grâce des volumes, les équivalences des bâtiments qui se font face avec indolence, sans se narguer, attestent que ses concepteurs voulurent témoigner du sens de la perfection, d’un esprit de sérénité.
La Nature est un temple où de vivants piliers
Laissent parfois sortir de confuses paroles :
L’homme y passe à travers des forêts de symboles
Qui l’observent avec des regards familiers.
Laissent parfois sortir de confuses paroles :
L’homme y passe à travers des forêts de symboles
Qui l’observent avec des regards familiers.
Comme de longs échos qui de loin se confondent
Dans une ténébreuses et profonde unité
Vaste comme la nuit et comme la clarté
Les parfums, les couleurs et les sons se répondent.
« Correspondances-Les fleurs du mal »-Charles Baudelaire,1857
Dans une ténébreuses et profonde unité
Vaste comme la nuit et comme la clarté
Les parfums, les couleurs et les sons se répondent.
« Correspondances-Les fleurs du mal »-Charles Baudelaire,1857
A l’extrémité gauche, un petit passage ombragé structuré autour de deux porcheries et d’arbustes à fleurs, nous mène discrètement dans le premier jardin arrière : le potager, royaume exclusif de mon père.
Mais revenons à l’essentiel : Titine. Ce n’est pas Lara Croft, personnage virtuel né des amours limitées entre quelques créatifs de studios et le numérique. Elle est faite de chair et d’os, et je passerais à côté de cette truculence vivante si je ne la dépeignais pas soigneusement.
Je vais m’y employer avec émotion, ravivant des souvenirs tenaces dans mon esprit.
Elle venait très souvent nous voir au Chatelier. D’abord, par amitié, afin de discutailler, et particulièrement lorsque son lit était occupé pour abriter les amours coupables d'une voisine qu'elle accueillait avec bienveillance. Elle nous rendait aussi de menus travaux domestiques. Mais surtout, surtout, lorsque mes parents recevaient des amis qu’ils voulaient célébrer dignement, ils lui demandaient de venir pour qu’elle fasse son unique, son inimitable, son succulent riz au lait.
Sachant qu’elle arriverait tôt le matin, je me levais pour l’attendre devant la porte de la maison. Je voyais sa silhouette se profiler derrière la grille, au-delà des lilas, puis elle passait le portail et marchait dans la grande allée. Alors, je me dirigeais vers elle en courant pour lui témoigner mon impatience intéressée et mon affection confirmée.
La vieille dame bien campée sur ses jambes, marchait avec assurance et régularité. Très légèrement courbée, elle soutenait vaillamment son corps un tantinet grassouillet. Boudinée dans son immuable robe noire, sans doute la seule qu’elle ait jamais portée, elle avançait, tenant dans une main une pelle et dans l’autre, un petit plat ovale.
Elle n’avait pas de visage, elle avait une bouille. Une bonne bouille ronde, burinée et ridée par les ans, un grand front qui allait se perdre dans les quelques cheveux blancs qui lui restaient sur le crane et qu’elle relevait, les arrimant solidement par des barrettes en métal blanc. Elle portait des lunettes qui renforçaient la puissance d’un regard bienveillant duquel émanait la simplicité de son être, la finesse d’une paysanne de bon sens, sa joie communicante d’être sous le soleil et d’en partager avec nous les bons auspices.
Débonnaire, elle avait sans cesse le sourire aux lèvres et l’éclat de rire contagieux prêt à poindre et à résonner avec force afin d’irradier autour d’elle l’exaltation de vivre. Alors, quel spectacle ! Ouvrant grand la bouche, vibrante de sincères saccades gloussantes, elle nous montrait, jusqu’à son gosier, nous permettant d’être les témoins émus de sa dentition clairsemée.
Son physique, son regard, ses attitudes…tout parlait chez elle, et révélait l’authenticité humaine, l’empreinte débonnaire du terroir. Elle ne pouvait pas s’appeler autrement que Célestine Loriot et sa sœur, que je n’ai jamais rencontrée ne pouvait sans doute que se dénommer Octavie... Pour moi, elle était tout simplement Titine.
Cette vieille et respectable dame fleurant si bon la vérité ancestrale de ces populations rurales au bon sens bien frappé nous dispensait avec régularité quelques préceptes de philosophie, de sa philosophie. Sans doute est-ce elle qui m’interpella sur les grandes interrogations humaines, celles qui accompagnent une quête d’absolu.
Il me plaît à la faire revivre à travers quelques moments forts d’une anthologie qui, comme Socrate, n’à jamais laissé de traces écrites. Après avoir clamé au début de ce chapitre que « l’amour est un feu qui dévore », ce que nous confirment les séducteurs de tous les temps, elle nous disait et ressassait aussi :
- Chiez dur, chiez mou, mais chiez dans le trou !
Ce qui à l’évidence est une forte contribution au souci de propreté animant désormais de nombreuses municipalités vis à vis des déjection sauvages.
Et, lorsque le printemps s’annonçait, bourgeonnant et prometteur, elle chantonnait :
- Joli mois de mai quand reviendras-tu
M’apporter des feuilles pour torcher mon cul ?
Quelle ode à la nature renaissante, quelle incantation louangeuse à la succession éternelle des cycles des saisons ! Quel esprit visionnaire, précurseur de toutes les préoccupations écologiques ! Et quelle façon particulière d’appeler de ses vœux le mois de Marie !
Titine, que dirais-tu aujourd’hui face à la télévision, à l’internet, à la cohabitation, aux sommets anti-mondialisation, aux extrémismes, à la stérilité désespérante du débat public en France ? Je suis sûr que tu trouverais les mots justes et simples qui ouvriraient les portes de nouvelles espérances…
Mais excuse-moi, je t’ai laissée dans la grande allée de notre jardin avec ta pelle et ton « piat » (en charentais), te dirigeant vers la belle bâtisse.
Me voyant courir vers toi, tu t’arrêtais et te baissais afin que je puisse t’embrasser.
Je criais avec joie :
-Bonjour, Titine. Tu es très attendue.
-Salut, mon drôle, répondais-tu avec tendresse en me regardant avec ta joviale bonhomie.
Alors, fièrement, je te donnais la main et m’avançais avec toi vers la maison. Je savais que je ne te quitterai pas de la matinée.
Ma grand-mère, puis ma mère t’ouvraient les portes avec bonheur. Pas de mots superflus. Tu avais reçu ton ordre de mission : le riz au lait pour le déjeuner de midi.
Selon un rituel bien rôdé, tu commençais à égrener tes gestes dans une hiérarchie que toi seule déterminait et dont tu avais testé l’efficacité. Tu allumais le feu de notre vieille cuisinière en fonte, la remplissant de bois, et tu préparais les casseroles, ainsi que tous les plats qui te serviront dans la phase finale.
Ton œil était partout, veillant à la cuisson du lait que tu avais aromatisé selon un savant dosage de vanille et de sucre dont tu détenais la subtile alchimie. Et tu guettais la juste cohésion de son mélange avec le riz dont tu exigeais le choix de la marque.
Tout mitonnait alors à feu doux, tout doux, tandis que tu tournais l’ensemble onctueusement avec une palette en bois. C’était la phase la plus longue, et sans doute la plus importante. Tu lui portais un soin besogneux, l’œil rivé sur la marmite tandis que tes mains alimentaient la flamme en combustible.
Tu ne délaissais ces opérations que quelques instants, le temps de préparer l’étape suivante en allumant la grande cheminée en pierre de notre séjour. Tu voulais de la braise, de la braise ardente en abondance.
Je te suivais, enregistrant tous tes gestes afin, peut-être, de pouvoir les recevoir en héritage. Mes yeux étaient à l’affût, tandis que j’entendais le crépitement de l’âtre et que des effluves sucrées envahissaient toute la maison, associant chacun à l’élaboration de ce précieux dessert.
Sans avoir à l’exprimer, tu percevais ma discrète demande, me permettant de vérifier avec toi la qualité de la cuisson par des prélèvements réguliers. Et lorsque tout était à point, le moment que j’attendais tant arrivait. Tu répartissais le tout dans plusieurs plats, sans oublier le tien, et, gentiment, tu prenais toujours soin de m’en laisser dans le fond du récipient. Alors, tel un vorace, je mangeais ce reste providentiel, et m’assurais de la propreté totale de la cuillère en bois en la léchant sans aucune retenue.
Jamais une odeur de riz brûlé, jamais de cramé au fond du faitout. C’était la perfection, le mélange parfait des ingrédients, l’équilibre des doses, le suivi rigoureux de la cuisinière, la nuance aromatisée des saveurs.
C’est à ce moment là que tu utilisais ta pelle. Tu dégageais la braise dans l’âtre et enfournais l’ustensile bien au milieu, afin qu’il en ressorte avec un rougeoiement totalement incandescent. Alors, tu le saisissais et l’apposais sur les plats gorgés de riz au lait sur lesquels tu avais auparavant semé en abondance du sucre vanillé.
Le contact était fascinant. Le riz, surpris d’être subitement saisi, frémissait. Une épaisse fumée se dégageait, une odeur de caramel pénétrait mes narines enchantées et se répandait tout autour de nous. Tu recommençais l’opération plusieurs fois, marquant du fer rougi toutes les surfaces délectables, sans en carboniser aucune. Tu n’en oubliais pas une seule parcelle, et certainement pas celle qui était contenue dans ton « piat », le plat que tu ramènerais chez toi afin de partager à distance notre régal.
J’avais 11 ans quand, en septembre 1967, je mangeais pour la dernière fois ta spécialité. Depuis cette date, le temps s’est arrêté pour le riz au lait. Et moi qui ne suis pas un homme de nostalgie, j’en conserve tout entier les saveurs et l’onctuosité savoureuse dans un coin secret de ma mémoire. Je comprends Marcel Proust et ses madeleines, et reste persuadé qu’elles seraient passées au second plan s’il avait goûté au fameux riz au lait de Titine.
Jamais, oh grand jamais, je n’ai remangé un tel délice. Ma mère n’osa pas s’y aventurer, afin qu’une inévitable comparaison ne tournât à son désavantage. Pour ma part, j’ai tenté récemment, d’effectuer une audacieuse tentative, en expliquant à mes enfants le poids d’une telle démarche. Sans doute aurais-je du m’abstenir.
Titine nous a quittés, happée dans l’éternel sommeil, en février 1968, tout doucement, bien avant que ne revienne ce joli mois de mai qu’elle savait célébrer avec tant d’originalité.
La tristesse devait nous envahir à nouveau cette année là, lorsque, précisément au mois de mai, ma grand-mère s’en alla la rejoindre à l’âge de 86 ans, sans doute pour mieux veiller sur nous tous.
Allez, Titine, encanaille les anges avec tes dictons. Tu seras pardonnée si tu leur fait du riz au lait.
Mais revenons à l’essentiel : Titine. Ce n’est pas Lara Croft, personnage virtuel né des amours limitées entre quelques créatifs de studios et le numérique. Elle est faite de chair et d’os, et je passerais à côté de cette truculence vivante si je ne la dépeignais pas soigneusement.
Je vais m’y employer avec émotion, ravivant des souvenirs tenaces dans mon esprit.
Elle venait très souvent nous voir au Chatelier. D’abord, par amitié, afin de discutailler, et particulièrement lorsque son lit était occupé pour abriter les amours coupables d'une voisine qu'elle accueillait avec bienveillance. Elle nous rendait aussi de menus travaux domestiques. Mais surtout, surtout, lorsque mes parents recevaient des amis qu’ils voulaient célébrer dignement, ils lui demandaient de venir pour qu’elle fasse son unique, son inimitable, son succulent riz au lait.
Sachant qu’elle arriverait tôt le matin, je me levais pour l’attendre devant la porte de la maison. Je voyais sa silhouette se profiler derrière la grille, au-delà des lilas, puis elle passait le portail et marchait dans la grande allée. Alors, je me dirigeais vers elle en courant pour lui témoigner mon impatience intéressée et mon affection confirmée.
La vieille dame bien campée sur ses jambes, marchait avec assurance et régularité. Très légèrement courbée, elle soutenait vaillamment son corps un tantinet grassouillet. Boudinée dans son immuable robe noire, sans doute la seule qu’elle ait jamais portée, elle avançait, tenant dans une main une pelle et dans l’autre, un petit plat ovale.
Elle n’avait pas de visage, elle avait une bouille. Une bonne bouille ronde, burinée et ridée par les ans, un grand front qui allait se perdre dans les quelques cheveux blancs qui lui restaient sur le crane et qu’elle relevait, les arrimant solidement par des barrettes en métal blanc. Elle portait des lunettes qui renforçaient la puissance d’un regard bienveillant duquel émanait la simplicité de son être, la finesse d’une paysanne de bon sens, sa joie communicante d’être sous le soleil et d’en partager avec nous les bons auspices.
Débonnaire, elle avait sans cesse le sourire aux lèvres et l’éclat de rire contagieux prêt à poindre et à résonner avec force afin d’irradier autour d’elle l’exaltation de vivre. Alors, quel spectacle ! Ouvrant grand la bouche, vibrante de sincères saccades gloussantes, elle nous montrait, jusqu’à son gosier, nous permettant d’être les témoins émus de sa dentition clairsemée.
Son physique, son regard, ses attitudes…tout parlait chez elle, et révélait l’authenticité humaine, l’empreinte débonnaire du terroir. Elle ne pouvait pas s’appeler autrement que Célestine Loriot et sa sœur, que je n’ai jamais rencontrée ne pouvait sans doute que se dénommer Octavie... Pour moi, elle était tout simplement Titine.
Cette vieille et respectable dame fleurant si bon la vérité ancestrale de ces populations rurales au bon sens bien frappé nous dispensait avec régularité quelques préceptes de philosophie, de sa philosophie. Sans doute est-ce elle qui m’interpella sur les grandes interrogations humaines, celles qui accompagnent une quête d’absolu.
Il me plaît à la faire revivre à travers quelques moments forts d’une anthologie qui, comme Socrate, n’à jamais laissé de traces écrites. Après avoir clamé au début de ce chapitre que « l’amour est un feu qui dévore », ce que nous confirment les séducteurs de tous les temps, elle nous disait et ressassait aussi :
- Chiez dur, chiez mou, mais chiez dans le trou !
Ce qui à l’évidence est une forte contribution au souci de propreté animant désormais de nombreuses municipalités vis à vis des déjection sauvages.
Et, lorsque le printemps s’annonçait, bourgeonnant et prometteur, elle chantonnait :
- Joli mois de mai quand reviendras-tu
M’apporter des feuilles pour torcher mon cul ?
Quelle ode à la nature renaissante, quelle incantation louangeuse à la succession éternelle des cycles des saisons ! Quel esprit visionnaire, précurseur de toutes les préoccupations écologiques ! Et quelle façon particulière d’appeler de ses vœux le mois de Marie !
Titine, que dirais-tu aujourd’hui face à la télévision, à l’internet, à la cohabitation, aux sommets anti-mondialisation, aux extrémismes, à la stérilité désespérante du débat public en France ? Je suis sûr que tu trouverais les mots justes et simples qui ouvriraient les portes de nouvelles espérances…
Mais excuse-moi, je t’ai laissée dans la grande allée de notre jardin avec ta pelle et ton « piat » (en charentais), te dirigeant vers la belle bâtisse.
Me voyant courir vers toi, tu t’arrêtais et te baissais afin que je puisse t’embrasser.
Je criais avec joie :
-Bonjour, Titine. Tu es très attendue.
-Salut, mon drôle, répondais-tu avec tendresse en me regardant avec ta joviale bonhomie.
Alors, fièrement, je te donnais la main et m’avançais avec toi vers la maison. Je savais que je ne te quitterai pas de la matinée.
Ma grand-mère, puis ma mère t’ouvraient les portes avec bonheur. Pas de mots superflus. Tu avais reçu ton ordre de mission : le riz au lait pour le déjeuner de midi.
Selon un rituel bien rôdé, tu commençais à égrener tes gestes dans une hiérarchie que toi seule déterminait et dont tu avais testé l’efficacité. Tu allumais le feu de notre vieille cuisinière en fonte, la remplissant de bois, et tu préparais les casseroles, ainsi que tous les plats qui te serviront dans la phase finale.
Ton œil était partout, veillant à la cuisson du lait que tu avais aromatisé selon un savant dosage de vanille et de sucre dont tu détenais la subtile alchimie. Et tu guettais la juste cohésion de son mélange avec le riz dont tu exigeais le choix de la marque.
Tout mitonnait alors à feu doux, tout doux, tandis que tu tournais l’ensemble onctueusement avec une palette en bois. C’était la phase la plus longue, et sans doute la plus importante. Tu lui portais un soin besogneux, l’œil rivé sur la marmite tandis que tes mains alimentaient la flamme en combustible.
Tu ne délaissais ces opérations que quelques instants, le temps de préparer l’étape suivante en allumant la grande cheminée en pierre de notre séjour. Tu voulais de la braise, de la braise ardente en abondance.
Je te suivais, enregistrant tous tes gestes afin, peut-être, de pouvoir les recevoir en héritage. Mes yeux étaient à l’affût, tandis que j’entendais le crépitement de l’âtre et que des effluves sucrées envahissaient toute la maison, associant chacun à l’élaboration de ce précieux dessert.
Sans avoir à l’exprimer, tu percevais ma discrète demande, me permettant de vérifier avec toi la qualité de la cuisson par des prélèvements réguliers. Et lorsque tout était à point, le moment que j’attendais tant arrivait. Tu répartissais le tout dans plusieurs plats, sans oublier le tien, et, gentiment, tu prenais toujours soin de m’en laisser dans le fond du récipient. Alors, tel un vorace, je mangeais ce reste providentiel, et m’assurais de la propreté totale de la cuillère en bois en la léchant sans aucune retenue.
Jamais une odeur de riz brûlé, jamais de cramé au fond du faitout. C’était la perfection, le mélange parfait des ingrédients, l’équilibre des doses, le suivi rigoureux de la cuisinière, la nuance aromatisée des saveurs.
C’est à ce moment là que tu utilisais ta pelle. Tu dégageais la braise dans l’âtre et enfournais l’ustensile bien au milieu, afin qu’il en ressorte avec un rougeoiement totalement incandescent. Alors, tu le saisissais et l’apposais sur les plats gorgés de riz au lait sur lesquels tu avais auparavant semé en abondance du sucre vanillé.
Le contact était fascinant. Le riz, surpris d’être subitement saisi, frémissait. Une épaisse fumée se dégageait, une odeur de caramel pénétrait mes narines enchantées et se répandait tout autour de nous. Tu recommençais l’opération plusieurs fois, marquant du fer rougi toutes les surfaces délectables, sans en carboniser aucune. Tu n’en oubliais pas une seule parcelle, et certainement pas celle qui était contenue dans ton « piat », le plat que tu ramènerais chez toi afin de partager à distance notre régal.
J’avais 11 ans quand, en septembre 1967, je mangeais pour la dernière fois ta spécialité. Depuis cette date, le temps s’est arrêté pour le riz au lait. Et moi qui ne suis pas un homme de nostalgie, j’en conserve tout entier les saveurs et l’onctuosité savoureuse dans un coin secret de ma mémoire. Je comprends Marcel Proust et ses madeleines, et reste persuadé qu’elles seraient passées au second plan s’il avait goûté au fameux riz au lait de Titine.
Jamais, oh grand jamais, je n’ai remangé un tel délice. Ma mère n’osa pas s’y aventurer, afin qu’une inévitable comparaison ne tournât à son désavantage. Pour ma part, j’ai tenté récemment, d’effectuer une audacieuse tentative, en expliquant à mes enfants le poids d’une telle démarche. Sans doute aurais-je du m’abstenir.
Titine nous a quittés, happée dans l’éternel sommeil, en février 1968, tout doucement, bien avant que ne revienne ce joli mois de mai qu’elle savait célébrer avec tant d’originalité.
La tristesse devait nous envahir à nouveau cette année là, lorsque, précisément au mois de mai, ma grand-mère s’en alla la rejoindre à l’âge de 86 ans, sans doute pour mieux veiller sur nous tous.
Allez, Titine, encanaille les anges avec tes dictons. Tu seras pardonnée si tu leur fait du riz au lait.
Extrait de "A la recherche d'ATHENA", Pascal JARTY
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